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N° 46 Pierre MANENT analyse l’état de l’Union européenne et l’attitude des dirigeants français à l’égard de l’Allemagne.
___« Sortons de cet état de transe amoureuse envers l’Allemagne »

samedi 14 octobre 2017.

Pour Le Figaro, Pierre MANENT, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales a analysé le début du quinquennat d’Emmanuel MACRON, l’état de l’Union européenne et l’attitude des dirigeants français à l’égard de l’Allemagne.

Dans la situation trouble actuelle, le regard critique que porte ce penseur libéral sur le monde tel qu’il va est particulièrement éclairant. C’est pourquoi nous reproduisons ses propos sur le site web d’ICEO.

Disciple de Raymond ARON, dont il fut l’assistant au Collège de France, Pierre MANENT occupe une place de premier plan dans le paysage intellectuel français. Il a œuvré pour remettre à l’honneur les grands penseurs libéraux du XIXe siècle. Pierre MANENT s’est ensuite consacré à l’étude des formes politiques - tribu, cité, empire, nation - et à l’histoire politique, intellectuelle et religieuse de l’Occident. Plusieurs de ces ouvrages tels Histoire intellectuelle du libéralisme et Les Métamorphoses de la cité sont devenus des classiques.

LE FIGARO. - Quelle est votre appréciation sur le début du quinquennat d’Emmanuel MACRON et la philosophie qui inspire son action ?

Pierre MANENT. - Comme tout le monde j’ai été impressionné par l’énergie avec laquelle Emmanuel MACRON s’est saisi des rênes, et par l’assurance avec laquelle il a pris sa place sur la scène internationale. Il avait fait montre de cette énergie et de cette assurance, ainsi que d’un remarquable sens tactique, dans sa démarche de conquête du pouvoir. Sur la base de quelle philosophie ? Regardons simplement ses actions.

En se détachant ostensiblement de la droite et de la gauche, Emmanuel MACRON s’était émancipé des références collectives qui donnaient sens à l’une et à l’autre, la nation dans le cas de la droite, le peuple des travailleurs ou des humiliés et des offensés dans le cas de la gauche. Il put le faire d’autant plus aisément que le parti de droite avait depuis longtemps abandonné tout effort sérieux vers l’indépendance nationale, et que le Parti socialiste ne savait plus quel sens donner au socialisme. Bref, le parti gaulliste n’étant plus gaulliste et le Parti socialiste n’étant plus socialiste, Emmanuel MACRON n’avait plus qu’à mettre en musique le programme « libéral et européen » que la droite et la gauche de gouvernement partagent en fait depuis 1983.

Cette démarche était d’autant plus opportune qu’elle faisait de En marche ! le contraire exquis du Front national qui, quant à lui, prétendait représenter à lui seul les deux peuples, celui de gauche comme celui de droite. Dès lors, il n’y avait plus de débat politique, comme on le vit au second tour. Il n’y avait plus qu’un candidat éligible contre une candidate inéligible. Le pays accueillit le résultat avec soulagement, et prit plaisir au rétablissement des signes du pouvoir. Je crois cependant que le fossé entre les citoyens et la classe politique en voie de décomposition-recomposition, ou l’inverse, est aussi large et profond aujourd’hui qu’hier.

« Le « parti européen  » a tous les pouvoirs en Europe »

Le président a pourtant prononcé récemment un discours qui se veut fondateur sur l’Union européenne. Quel regard portez-vous sur son initiative et ses préconisations ?

J’ai lu le discours du président avec soin. Il me semble signifier le contraire du renouvellement qu’il promet. D’abord par la forme et le ton : il entremêle constamment les déclamations usuelles et usées sur les choses mirobolantes que nous allons faire grâce à l’Europe avec une agressivité constante contre « ceux qui détestent l’Europe », « ceux qui n’ont pas d’idées », les « frileux », les « nationalistes » et « obscurantistes ». Celui qui nous parle ainsi ne prépare pas sobrement les conditions du succès, il donne les noms de ceux à qui il reprochera son échec. Le discours comporte pourtant sa minute d’objectivité, lorsqu’Emmanuel MACRON explique sans s’indigner pourquoi les Britanniques ont voté pour le Brexit et les Américains pour Donald TRUMP. Ainsi ceux contre qui il épuise le dictionnaire de la réprobation peuvent avoir sinon raison du moins leurs raisons. Il fallait partir de là.

Depuis vingt ou trente ans, le « parti européen » a tous les pouvoirs en Europe. Il a efficacement discrédité tous ceux qui critiquent la manière dont il conduit la « construction européenne » comme des ennemis de l’Europe dévorés de « passions tristes ». Il a effrontément refusé de tenir le moindre compte des deux référendums tenus en 2005 dans deux des pays fondateurs de l’Union européenne. Si l’Union européenne aujourd’hui est incapable de toute action un peu vigoureuse ou significative, ce « parti européen » en porte seul la responsabilité. La cause de son échec est simple : la démarche suivie fut contraire à tout bon sens politique. Dès lors qu’on se refusait à fonder des États-Unis d’Europe comme les États-Unis d’Amérique avaient été fondés, par une constitution fédérale organisant des pouvoirs communs, dès lors donc que les nations européennes étaient les agents de l’entreprise, il était vain d’agir comme si l’Europe pouvait devenir une république fédérale, comme si l’empilement d’institutions communes allait finir par produire au terme du processus ce que l’on avait refusé par principe au commencement.

Le président propose une « avant-garde », elle-même entraînée par un « couple ». C’est continuer dans la voie fatale : nous multiplions les liens qui, au lieu de nous unir, nous divisent. Il y a déjà la zone euro et les autres. Il y aurait donc dans la zone euro l’avant-garde et les autres. Et sans doute, dans l’avant-garde, le « couple » et les autres. J’ai bien peur qu’il n’y ait déjà, dans le couple, l’un et l’autre. Les associations particulières entre deux ou plusieurs pays sont parfaitement raisonnables mais à condition précisément qu’elles ne comportent aucune espèce d’institutionnalisation « européenne », à condition donc qu’elles se fassent sur la base de coopérations entre nations, encore une fois les seuls agents légitimes et viables de la construction européenne. Nous dépensons beaucoup d’efforts inutiles pour faire semblant de faire « au niveau européen » ce que nous pourrions faire réellement en acceptant de rester « au niveau » des nations européennes.

Emmanuel MACRON relève justement dans son discours que l’Europe aujourd’hui est exposée au monde, que les digues naguère protectrices ne la protègent plus. De fait, la pression russe à l’est, la conduite erratique de la Turquie au sud-est, les effondrements au Proche-Orient, les migrations, les incertitudes sur la fiabilité de l’engagement américain en Europe, tous ces facteurs et d’autres, comme la fulgurante montée en puissance de la Chine, obligent ou devraient obliger l’Europe à se défendre elle-même et ainsi à se définir. Cette démarche ne peut se faire que sur la base des réalités européennes, c’est-à-dire des nations qui ont chacune leur caractère national, leur expérience historique propre, et que les menaces présentes incitent à rassembler leurs forces. Or, tout en célébrant « la diversité qui fait la richesse de l’Europe », on fait un usage très partial de la référence aux « valeurs européennes », qui ne signifient plus aujourd’hui que les droits illimités de l’individu sans attache. On ne renforce ni la puissance ni la légitimité de l’Union européenne en mettant pour ainsi dire sous surveillance des nations dont l’attachement à leurs mœurs traditionnelles choque notre individualisme sans rivage. C’est ainsi que le président MACRON a traité récemment avec autant d’injustice que d’insolence une nation aussi vigoureuse et courageuse que la Pologne à laquelle l’Europe réelle doit tant.

« L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée »

Le rapport de la France avec l’Allemagne, la question de la souveraineté et de l’interdépendance ne risquent-ils pas de devenir des sujets lancinants dans les années qui viennent ?

La relation que les Français ont nouée avec l’Allemagne dans la dernière période est vraiment étrange. Ils tiennent absolument à épouser l’Allemagne. Les Allemands sont très courtois, mais ils nous avaient signifié très clairement, dès le lendemain de la signature du traité de l’Élysée, qu’ils n’étaient pas intéressés par ce mariage. Le 15 juin 1963, le Bundestag ne ratifia le traité qu’après avoir voté un préambule qui soulignait, avec une netteté et une exhaustivité presque blessantes, que le traité n’aurait aucun effet d’aucune sorte sur aucun des principes de la politique allemande. Nous continuons pourtant de parler de ce traité comme du temps bénit de nos fiançailles.

Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand. Il y a eu une réconciliation franco-allemande qui a été conduite de manière à la fois politiquement judicieuse et humainement noble. Il est légitime d’y voir un des moments les plus significatifs de la formation de l’amitié européenne. Dans cette démarche où la composante chrétienne fut présente des deux côtés, les deux protagonistes ne cessèrent pas d’être deux nations guidées par leurs intérêts respectifs et le souci de leur liberté d’action.

L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée par les autres États. L’ordonnancement du dispositif européen concrétise, protège et voile agréablement cette hégémonie. Au nom de l’intérêt général européen, l’Allemagne a persuadé ses partenaires de subir docilement les conséquences d’une politique systématiquement mercantiliste qui, comme toute politique mercantiliste, vise à obtenir et augmenter des avantages unilatéraux. À partir de 1998, le gouvernement rouge-vert força les syndicats à accepter une baisse des salaires, en tout cas une hausse inférieure à celle de la productivité. Dix ans après, avec l’arrimage des pays à bas coûts d’Europe du centre-est à la chaîne de production allemande, l’avantage des prix et des coûts allemands était devenu insurmontable. Il était fortifié par la monnaie unique qui, avantageusement sous-évaluée pour l’Allemagne, se trouvait dommageablement surévaluée pour ses partenaires.

On peut féliciter l’Allemagne pour la manière dont elle a méthodiquement joué ses cartes, tout en persuadant ses partenaires que les résultats de sa politique ne faisaient que récompenser ses vertus. « Juste » aux yeux de l’Allemagne, la situation présente relève pour nous d’un « droit du plus fort » dont nous ne pouvons durablement nous accommoder. Si l’Allemagne ne peut rien rêver de mieux que la continuation du statu quo, celle-ci nous condamnerait à la vassalisation économique, politique et intellectuelle. Or il semble que le seul désir des gouvernements français successifs soit de se faufiler comme le codirecteur d’une entreprise dont le véritable directeur est connu de chacun ! C’est un manque de modestie en même temps qu’un manque de fierté. Il est souhaitable que nous conduisions le plus possible d’actions communes avec les Allemands, comme avec les Italiens ou les autres nations européennes, mais nous devons sortir de cet état de transe amoureuse qui nous paralyse.

Il faut ajouter que dans la dernière période, l’Allemagne a signalé de toutes les façons qu’elle n’entendait pas renoncer à la plénitude de son existence nationale. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe a réaffirmé en 2009 la souveraineté du Parlement allemand dans une Union européenne définie comme un « groupement d’États » souverains. Angela MERKEL a pris souverainement et seule des décisions politiques majeures qui affectaient directement la vie de tous ses partenaires européens en sortant brutalement du nucléaire d’abord, puis en ouvrant les frontières aux migrants à l’été 2015. La vie de l’Europe reste déterminée par les décisions, bonnes ou mauvaises, des nations qui la constituent.

Les ordonnances réformant le droit du travail dans l’espoir de favoriser l’emploi représentent-elles une révolution ou une simple inflexion ?

Je ne crois pas que l’argumentaire « libéral » soit aujourd’hui spécialement pertinent. En tout cas il n’est pas suffisant. Les problèmes sociaux et moraux majeurs de notre pays ne seront qu’à peine touchés par la réforme du Code du travail, même en supposant celle-ci entièrement judicieuse. La réassociation de la société française réclame plus et autre chose que des incitations plus motivantes pour les agents individuels. Les groupes qui organisaient récemment encore le paysage social ont largement disparu. Ils n’ont plus la « masse critique ». C’est vrai bien sûr des paysans, c’est vrai aussi des ouvriers de l’industrie. En perdant le nombre et la force, on perd l’estime de soi et le respect des autres. Aucune appartenance collective ne vient compenser ou corriger les duretés de la machine sociale lorsque l’appartenance nationale elle-même n’est plus aux yeux de l’opinion gouvernante qu’une encombrante vieillerie. Chacun alors est renvoyé à ses possibilités et performances individuelles, aux chances et à la confiance qu’il s’accorde et qu’on lui accorde. La société se divise simplement entre les « gagnants » et les « perdants », division aujourd’hui célébrée avec une naïveté cruelle aux plus hauts échelons de l’État. Si la tendance actuelle se confirme, le gouvernement de notre pays aura pour seul ressort effectif, pour seul appui sincère ce mépris de classe qui aujourd’hui pénètre et glace toute la vie nationale.

La crise migratoire continue. Le pape François a appelé à un accueil général de tous les demandeurs d’asile, sans restriction, et à leur installation définitive en Europe. Puis il a paru faire machine arrière. Que penser de ses déclarations contradictoires ?

Des êtres humains en nombre croissant veulent venir vivre provisoirement ou durablement dans les pays européens. Que faire ? Nous devons distinguer rigoureusement entre la demande de secours et la demande d’accès à la nationalité. On porte secours à celui dont la vie est en danger, et toute discrimination dans ce cas est injuste et odieuse. Mais c’est à la nation qui accueille de décider si et à quelles conditions elle accepte la candidature de celui qui veut y devenir citoyen. Il n’y a pas de droit de l’homme à devenir citoyen du pays de son choix. Une partie considérable de l’opinion de nos pays s’est convaincue du contraire. Si un tel droit avait été reconnu dans le passé, jamais les nations européennes n’auraient été construites et les migrants n’auraient pas où aller. En attribuant des droits illimités aux individus détachés et en restreignant ceux des communautés instituées, on se rend aveugle au long effort d’éducation que réclame la formation d’une communauté humaine viable. Nous souhaitons la politique d’accueil la plus généreuse possible, mais le soin de nos communautés est notre premier devoir de citoyens.

Ne nous croyons pas obligés de déraisonner

pour prouver notre humanité !

- Les métamorphoses de la cité - Essai sur la dynamique de l’Occident de Pierre MANENT. Champs Essais Flammarion, 2012, 432 p., 11€. - Crédits photo : Flammarion ) -

Article original, cliquer ICI



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