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N° 87 Au bar L’Équipe, avec son flipper et son baby-foot, ou à la Lorraine, réputée pour sa bière, on refait le monde autour d’un verre.
___ À Caen, Mai 68 commença en janvier.

jeudi 22 mars 2018.
C’est la visite d’Alain PEYREFITTE qui provoqua la mutinerie.

Tous ceux qui ont fait leurs études à l’Université de Caen, liront avec intérêt cet article publié dans Le Figaro. Ceux qui ont vécu les évènements de mai 68 retrouveront de nombreux souvenirs enfouis dans leur mémoire.

Ceux qui ont participé à l’affrontement avec les gendarmes mobiles dans la nuit du vendredi 26 janvier 1968, seront certainement emplis d’émotion.

RÉCIT- En mai 1968, Marcel GAUCHET, Jean-Pierre LE GOFF et Paul YONNET font régner la pagaille dans la faculté des lettres de Caen. La période marque durablement leur vie et leur œuvre. Mais le trio va évoluer du gauchisme à l’antitotalitarisme. Chacun d’entre eux va opérer une relecture critique des événements de Mai et de leurs conséquences.

« Dans la plus complète insouciance, nous étions devenus une bande de “terroristes intellectuels” et de “petits voyous” fiers de l’être, trouvant plaisir à contester le contenu des cours et à effrayer les “mandarins” », se souvient Jean-Pierre LE GOFF dans la préface de Zone de mort, le livre posthume de Paul YONNET. À cette époque, le sociologue n’a pas encore l’allure et la gouaille d’un tonton flingueur. Comme ses « camarades », Marcel GAUCHET et Paul YONNET, il a les cheveux longs, la barbe mal taillée et porte des Clarks. Qui aurait pu imaginer alors que ces jeunes « rebelles » deviendraient quelques décennies plus tard des penseurs parmi les plus lucides et critiques de la postmodernité ?

Nous sommes en 1968 à la faculté des lettres de Caen et le trio - mi-anar, mi-aristo ; mi-bohème, mi-intello - rêve d’en finir avec la France de papa. LE GOFF et YONNET ont été exclus de leurs « bahuts » respectifs pour avoir publié des écrits jugés provocateurs dans le bulletin de leur établissement. GAUCHET, l’aîné de la bande, après deux ans à enseigner dans un collège de campagne, a pris une disponibilité pour entreprendre des études supérieures. L’entrée à l’université d’une grande ville est pour ces jeunes Normands issus d’un milieu modeste une aventure. Loin de l’ennui et du conformisme des villages de province encore marqués par le poids des traditions et de la religion catholique. Le campus, inauguré en 1957 et construit sur le modèle des universités anglo-saxonnes, symbolise l’aube d’une ère nouvelle.

C’est le temps des copains, de la révolte adolescente et de la rupture radicale avec le « vieux monde »

C’est le temps des copains, de la révolte adolescente et de la rupture radicale avec le « vieux monde ». La « déconnante », les surprises-parties et les virées nocturnes rythment le quotidien des étudiants. La légèreté le dispute à l’esprit de sérieux. Au bar L’Équipe, avec son flipper et son baby-foot, ou à la Lorraine, réputée pour sa bière, on refait le monde autour d’un verre. On palabre pendant des heures autour de l’existentialisme de Sartre et du cinéma de Jean-Luc GODARD. On écoute en boucle Sympathy for the Devil. YONNET et LE GOFF préfèrent les Stones aux Beatles car « ils ont la rage ». C’est cette rage désordonnée et sans but qui va conduire toute une génération à rejouer 1789.

À Caen, Mai 68 commence en janvier. C’est la visite d’Alain PEYREFITTE qui provoque la mutinerie. Dans la cour d’honneur de l’université, le nouveau ministre de l’Éducation est accueilli par des jets d’œufs. « J’ai raté PEYREFITTE de dix centimètres, mais je peux dire que j’ai presque fait mouche », raconte GAUCHET. Le plan Fouchet, contre lequel l’Unef mène campagne, n’est qu’un prétexte. Les contestataires sont avant tout guidés par le goût de la transgression.

« Une forme de nihilisme »

Plus sérieuse et violente est la fronde des ouvriers de l’usine Saviem quelques jours plus tard. Dans la nuit du 26 au 27 janvier, la manifestation tourne à l’émeute avec barres de fer, bouteilles d’essence et boulons. Les vitrines du centre-ville sont brisées, les blessés se comptent par centaines. LE GOFF se souvient avoir été, comme beaucoup d’étudiants, fasciné par l’insurrection des jeunes ouvriers et avoir projeté sur eux ses propres préoccupations. Comparativement, les débordements de mai seront moins spectaculaires. Le 10 mai, LE GOFF, qui n’avait jamais participé à une manifestation, se retrouve à crier comme des milliers d’autres le fameux : « CRS = SS ! ». Cependant, Caen n’est pas le Quartier latin. Plus d’ouvriers, moins d’étudiants cravatés. Mai 68 est accueilli comme une « divine surprise ». La France qui semblait endormie se réveille soudain. C’est dans ce bouillonnement que GAUCHET, LE GOFF et YONNET se croisent pour la première fois.

Mai 68 est accueilli comme une « divine surprise ». La France qui semblait endormie se réveille soudain. C’est dans ce bouillonnement que GAUCHET, LE GOFF et YONNET se croisent pour la première fois.

Ce n’est qu’à la rentrée que se scelle leur amitié. Marcel GAUCHET a créé un petit groupe informel d’étudiants, rassemblés par un même goût pour les provocations. On y trouve YONNET et LE GOFF. Même s’il s’en défend humblement aujourd’hui, le futur rédacteur en chef du Débat apparaît d’emblée comme le « théoricien » du groupe. « C’était un maître à penser. Il avait une influence considérable sur les autres étudiants », analyse le sociologue Alain Caillé, professeur de sociologie à Caen à l’époque. Bagarreur, bientôt expert en arts martiaux, LE GOFF est autant passionné par les idées que par l’action. Quant à YONNET, il est l’un des principaux animateurs du Comité d’action de l’institut de sociologie. La petite bande « anarcho-situationniste » fait régner la pagaille dans la faculté des lettres, multipliant les interventions intempestives en plein milieu des cours. GAUCHET, orateur, prend la parole pendant que les autres tracent des slogans sur les murs des amphithéâtres devant des profs médusés et des étudiants souvent admiratifs. « C’était un désordre sympathique et pas méchant : un mouvement insurrectionnel sans volonté de couper des têtes », se souvient-il amusé. LE GOFF se montre plus sévère et regrette « un comportement indéfendable, une forme de nihilisme ». Leur mentor intellectuel n’est autre que Claude LEFORT qui a enseigné la sociologie à Caen de 1966 à 1971. À la fois marxiste et antistalinien, le fondateur, avec Cornelius COSTARIADIS, de Socialisme ou Barbarie, est un véritable défricheur de la pensée antitotalitaire. Sa conception non économiste de la société influencera durablement le trio.

Au début des années 70, après le temps de l’utopie vient celui des lendemains qui déchantent. La révolution a échoué. Le trio se disperse. GAUCHET multiplie les articles dans les revues et les petits boulots. Il lui faudra attendre 1977 pour que le grand historien François Furet le repère lors d’une conférence et l’embauche à l’École des hautes études de sciences sociales.

À l’âge de 22 ans, YONNET tombe malade et est soigné pour une maladie de Hodgkin. Ce cancer qu’il parvient à vaincre une première fois lui fait comprendre que son temps est compté. Ce sentiment d’urgence lui permet de s’affranchir des conventions, de se débarrasser des faux-semblants, pour aller à l’essentiel : la recherche de la vérité. Il est le premier à pressentir que la révolte de Mai va déboucher sur un nouveau conformisme.

Retrouvailles au « Débat »

À l’inverse, LE GOFF, dans une sorte de surenchère, n’en finit plus d’en découdre avec la police et l’ancien monde. Il abandonne ses études pour rejoindre un groupuscule marxiste-léniniste. Et part à la rencontre des mineurs et des métallos du Nord-Pas-de-Calais, logeant dans des caravanes et des appartements miteux sans chauffage. « Après 68, je ne pouvais plus faire de la philo comme avant. Je voulais mettre mes actes en cohérence avec mes idées », explique-t-il. Mais les théories de Marx ne correspondent pas à la réalité des ouvriers. Pour ces derniers, les Maos ne sont que des « fils à papa » ou des « casseurs privilégiés ». Et la société de consommation, loin d’être vécue comme une aliénation, est, au contraire, ressentie comme un progrès, un mieux-être. « J’ai fait des enquêtes sur les logements ouvriers, il y avait des fissures partout, mais c’était toujours mieux que les corons. » LE GOFF sait tirer les leçons de cette désillusion. Plus jamais il ne sera prisonnier d’une idéologie. Désormais, sa pensée découlera de l’observation du réel et non plus de théories abstraites. Il reprend ses études et se plonge dans l’œuvre des penseurs libéraux : CONSTANT, TOCQUEVILLE et ARON, ou celle des antitotalitaires : CAMUS, ARENDT et ORWELL

Pour les ouvriers, les Maos ne sont que des « fils à papa » ou des « casseurs privilégiés ». Et la société de consommation, loin d’être vécue comme une aliénation, est, au contraire, ressentie comme un progrès, un mieux-être ».

Les retrouvailles du trio ont lieu quelque temps plus tard, au début des années 1980, à Paris, avec la naissance de Débat , fondé par Pierre NORA, dont Marcel GAUCHET devient rédacteur en chef. Dès le premier numéro, la revue marque une rupture avec Michel FOUCAULT et ses thèses structuralistes. S’il faut déconstruire un mythe, c’est celui de Mai 68. GAUCHET, YONNET et LE GOFF ont pour point commun d’être des francs-tireurs. Loin du « pot d’araignées » parisien et universitaire, ils ont puisé leurs analyses dans l’expérience de la vie. Spécialiste du rock et du sport, YONNET va au concert et pratique jogging et alpinisme. Chacun d’entre eux va opérer à sa manière une relecture critique des événements de Mai et de leurs conséquences. En 1989, à l’heure de la reconversion d’anciens gauchistes au sein du PS et du mitterrandisme triomphant, GAUCHET, dans La Révolution des droits de l’homme (1989), met en garde contre l’extension à l’infini des droits individuels qui pousse à la guerre du tous contre tous. Pour lui, la révolution soixante-huitarde a débouché sur un individualisme radical et fait exploser les repères traditionnels (famille, Église, nation).

Dans Voyage au centre du malaise français (1993), Paul YONNET voit le nouvel antiracisme incarné par SOS racisme et le rejet du « roman national » comme l’aboutissement d’une évolution armée par la « génération 1968 ». Celle-ci conduira, selon lui, tôt ou tard, à transformer la société française en nouvelle tour de Babel. « Visionnaire », il souligne le paradoxe à vouloir éteindre le racisme en exacerbant les identités. Avec Mai 68, l’héritage impossible (1998), LE GOFF montre la rupture générationnelle qu’a constituée Mai 68 et fustige le gauchisme culturel et l’idéologie managériale qui a découlé de l’injonction à l’autonomie soixante-huitarde.

L’épreuve de la « mort sociale »

Pour leur ancien professeur Alain CAILLÉ, « ils ont basculé d’une position très à gauche à une position plus libérale, voire carrément à droite ». Ce n’est pas l’avis de Michel ONFRAY qui loue au contraire la cohérence de leur trajectoire idéologique : « De la même manière qu’ils refusaient la dictature du marxisme soviétique il y a un demi-siècle, ils refusent aujourd’hui la “dictature” du libéralisme étatique qui compose avec tout ce qui décompose l’ancien monde », analyse le fondateur de l’Université populaire de Caen. « La vérité et la morale n’appartiennent pas à un camp intellectuel. Un intellectuel qui se demande s’il est de gauche ou de droite lorsqu’il travaille sur un sujet n’est pas un intellectuel libre », résume Jean-Pierre LE GOFF.

Paul YONNET a payé son intégrité au prix fort. Pour avoir prédit, bien avant les tragiques années 2015-2016 et leur cortège d’attentats sanglants, une décomposition identitaire aux effets délétères, il devient la première cible de la chasse aux « réacs » qui devait miner la vie intellectuelle française jusqu’à aujourd’hui. Accusé par Laurent Joffrin d’être « l’allié objectif de Le Pen », il connaît l’épreuve de la « mort sociale ». Les sujets de son essai polémique lui sont désormais interdits. Il se réfugie dans la littérature. Son cancer le rattrape et YONNET commence sa descente aux enfers. Dans son livre testament, Zone de mort (Stock), paru de manière posthume l’année dernière, il raconte son chemin vers l’abîme qui croise celui d’une France en voie de désintégration. Ce voyage au bout de la nuit intime et bouleversant fait écho à son Voyage au centre du malaise français. Comme le note Jean-Pierre LE GOFF dans la préface, ce dernier livre est aussi un ultime « coup de poing contre le nouveau monde aseptisé, l’envers du décor de l’optimisme enjoué des bien-pensants de la postmodernité ».

La mort de YONNET en 2011 vient mettre fin à un compagnonnage amical et intellectuel de quatre décennies. L’école de Caen est orpheline. Selon ses dernières volontés, le repenti de 68, l’éternel révolté, est inhumé au cimetière d’Agon-Coutainville. Dans le village de son enfance, après une cérémonie religieuse à l’église. Sur sa tombe, figurent ces deux mots en latin « Gaudium veritatis » : La joie de la vérité…

L’Université de Caen en 2018



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